Autrice, professeure de lettres et formatrice d’enseignants, Hella Feki explore dans ses romans les marges de l’histoire, les voix oubliées et les destins féminins. Après avoir marqué les esprits avec Noces de jasmin, lauréat du festival du premier roman de Chambéry en 2020, elle revient en 2025 avec Une reine sans royaume, un roman historique qui redonne vie à Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, exilée à Alger après la colonisation de son pays.
Dans ce nouveau récit, la romancière mêle fiction biographique et mémoire coloniale pour faire entendre la voix d’une souveraine déchue, entre mélancolie, dignité et renaissance. À travers le prisme de l’exil, elle interroge les silences de l’histoire, les amours contrariées et la puissance des femmes dans des mondes qui les marginalisent.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur Ranavalona III, et dans quelles circonstances avez-vous découvert ce personnage ?
Je suis franco-tunisienne, d’un père tunisien et d’une mère française et j’ai grandi à Tunis jusqu’à mes 18 ans. Je suis ensuite venue m’installer en France où je suis devenue professeure de lettres et théâtre. J’ai eu la chance, grâce à mon métier d’aller enseigner quatre années à Madagascar, au lycée français de Tananarive. C’est un pays qui m’a profondément marquée, où j’ai écrit, d’ailleurs mon premier roman, Noces de jasmin. Cela fait quatre ans que je suis de retour en région parisienne, où j’enseigne.
Lors de mon séjour à Madagascar, je vivais en face du palais de la reine, situé sur la colline en face de ma maison. J’ai très vite nourri une fascination pour les reines de Madagascar, en particulier Ranavalona Première car elle avait repoussé les missionnaires chrétiens et les colons, consciente de ce que leur présence impliquait pour leur île, mais aussi Ranavalona III, en raison de son exil à Alger. J’ai visité le palais de Tananarive, le Rova Manjakamiadana, au sommet de la colline Analamanga, dominant la capitale.
Ce livre est né d’un hasard et d’une rencontre fortuite. De retour en région parisienne après ces quatre années de vie, j’avais décidé de passer quelques jours de vacances chez mes parents, dans le quartier de l’Ariana. Lors de ce retour, j’ai fait une visite de la Médina de Tunis avec des amis de Madagascar et un journaliste et écrivain reconnu en Tunisie, Hatem Bourial. C’est à ce moment-là qu’il m’a parlé d’un article qu’il avait écrit sur le séjour de la Reine Ranavalona III à Tunis. Il me l’a envoyé : y figurait une carte postale représentant la reine Ranavalona dans les champs de course de Ksar Saïd. A partir de ce moment-là, j’ai commencé à lire tout ce que je pouvais trouver sur elle, sans trouver aucune trace de son séjour à Tunis.
J’ai ensuite lu tout ce qui a trait à cette époque des Beys de Tunis, et c’est ainsi que j’ai découvert les personnages de Lella Beya Qmar et de la Princesse Nazli, puis de Myriam Harry. J’ai alors décidé de lire presque tous les récits de Myriam Harry, et c’est ainsi que j’ai eu la confirmation de la venue de Ranavalona III à Tunis. Myriam Harry et elle s’étaient rencontrées lors d’une gigantesque manifestation théâtrale dans l’amphithéâtre romain de Carthage. Une carte postale la représentant au milieu des ruines romains accompagnait le récit de Myriam Harry, avec une autre date, 1907.
J’avais un premier indice, une date, et c’est ainsi que j’ai commencé à fouiller dans la mémoire de mon pays, en allant dans les archives nationales de Tunisie, puis dans celles d’outre-mer à Aix-en-Provence. Il y avait quelques articles sur son séjour à Tunis, mais rien de très épais. C’est à ce moment-là que la fiction a pris le dessus et que j’ai imaginé ce qu’elle aurait pu vivre sur place.
Ranavalona III est une reine oubliée de l’Histoire, qui me touche par son visage si triste et en même temps sa grande notoriété à cette époque-là. Et surtout, j’avais quitté Madagascar et c’est elle qui me ramenait dans mon pays, la Tunisie.
Considérez-vous ce roman comme une forme de réparation mémorielle pour les femmes, souvent absentes de l’Histoire en général et de l’histoire coloniale en particulier ?
Oui, bien sûr, ce roman est une forme de réparation mémorielle pour les femmes. Elles ont souvent été invisibilisées. Qui a écrit l’histoire coloniale ? Les hommes qui ont colonisé les terres. A partir de là, les femmes illustres des colonies, qui ont joué un rôle majeur pour certains combats, sont peu connues.
Ainsi, dans mon roman, dans un journal fictif tenu à l’orée de sa mort en 1917, Ranavalona raconte sa rencontre avec des souveraines orientales : Lella Beya Qmar, une odalisque circassienne offerte par le sultan de l’empire de Constantinople au Bey de Tunis, la princesse égyptienne Nazli, qui a fondé les premiers salons de pensée féminin et Myriam Harry, première lauréate du prix Femina parce que refusée par le Goncourt (parce que femme…).
Lella Beya Qmar est une odalisque circassienne qui avait été offerte par le sultan de Constantinople au Bey. Elle est arrivée en terre étrangère alors qu’elle n’avait que quatorze ans et a fait partie du harem de Sadok Bey, un homme âgé. A sa mort, elle a épousé son frère Ali Bey, vieillard également, dont elle a subi l’union charnelle forcée. Au décès de ce dernier, elle a enfin contracté un mariage d’amour : Naceur Bey lui a fait d’ailleurs construire un palais, le fameux Ksar Essaada, à La Marsa.
En lisant sur ce personnage féminin, j’ai découvert la princesse égyptienne Nazli, qui a fondé les premiers salons littéraires de Tunis. Elle a vécu plusieurs années à Paris, puisqu’elle était l’épouse du grand ambassadeur Khalil Pacha, qui collectionnait les œuvres d’art et fréquentait Courbet et Ingres. Déjà érudite dans l’empire ottoman, ayant bénéficié d’une éducation élitiste et exigeante à Constantinople, elle a complété sa culture par la fréquentation des salons littéraires parisiens, qui lui ont inspiré ceux qu’elle a créés au Caire, après le décès de son époux. Par ses nombreux voyages en France, notamment pour les congrès d’Afrique du Nord, elle a rencontré le fils du grand Cheikh de la mosquée Ez-Zitouna, Khalil Bouhageb, alors politicien et membre de l’association démocratique de la Khaldounia.
Et c’est en lisant sur cette princesse que j’ai découvert son amitié avec Myriam Harry, écrivaine lauréate du prix Femina pour La Conquête de Jérusalem en 1904, grande journaliste installée à Tunis. C’est en me plongeant dans les œuvres de cette dernière sur Tunis, La Tunisie enchantée, Tunis la Blanche et Mon amie Lucie Delarue-Mardrus, que j’ai découvert sa rencontre avec la reine Ranavalona III lors de l’événement d’envergure organisé pour la réhabilitation de l’amphithéâtre romain de Carthage.
L’éloge des salons littéraires en Orient au vingtième siècle est donc un axe qui s’est imposé, et j’ai beaucoup lu sur tous ces personnages : des biographies, des articles, des ouvrages historiques. J’ai également lu les œuvres de Lucie Delarue-Mardrus, la grande dramaturge qui joue dans le spectacle pour la célébration de la réhabilitation des ruines de l’amphithéâtre romain de Carthage. J’aurais aimé donné une place plus importante à cette dernière, une grande féministe également, mais le roman ne s’y est pas prêté.
Quant à Ranavalona III, qui s’en souvient aujourd’hui en France ? Elle était pourtant célèbre dans les années 1900 et les foules l’attendaient partout sur les quais de Marseille, Paris, dans la finalité de voir la souveraine malgache. Elle faisait la Une des journaux ! Elle était invitée dans les hauts lieux : l’Opéra de Paris, l’Elysée, le Sénat, les grandes manifestations, partout, en France, y compris lors de ses voyages en province. Elle figurait également sur boîtes de Biscuit Lu. Marcel Proust l’évoque dans la Recherche du temps perdu, plus précisément dans A l’ombre des jeunes filles fleurs, comme une apparition mystérieuse sur laquelle tout le monde chuchote…
La Tunisie traverse aussi votre roman. Quel lien intime ou symbolique entretenez-vous avec votre pays d’origine ?
J’ai passé toute mon enfance à Tunis. Je suis franco-tunisienne, née de l’union d’une mère française et d’un père tunisien. Je garde les souvenirs d’une petite fille en permanence dehors, refusant de jouer à la poupée et à la dînette avec les voisines de la rue où je passais mes étés, à Sfax, chez mes grands-parents. Ma grand-mère ne comprenait pas que je préfère m’échapper avec mon frère et mes cousins. Moi, j’aimais monter sur les toits pour jouer au rami avec eux, jouer à Chat Perché dans la rue avec les autres petits garçons et faire du vélo. Avec du recul, je comprends ma grand-mère : elle avait été mariée à dix ans avec mon grand-père (qui avait alors 18 ans) et avait eu son premier enfant à treize ans. Elle n’avait connu que l’enfermement et les tâches ménagères. Pour elle, cela faisait partie du « devoir féminin » et mon attitude bouleversait les conventions et l’ordre patriarcal établi et accepté.
Chez mes parents, à Tunis, je jouissais d’une grande liberté de jeu : je montais dans les arbres, surtout dans mon grand caoutchouc où je dépliais des parapluies que je coinçais dans les branches pour me fabriquer des cabanes et des abris. Je ramassais également les cailloux du jardin, je les étiquetais « pierres précieuses ». Puis, je déplaçais une petite épicerie en bois que m’avait offerte mon père pour jouer, je plaçais les pierres dessus et je les vendais à la criée pour 10 millimes, ce qui faisaient rire tous les passants et les voisins. Lorsque je n’étais pas dehors, je passais aussi beaucoup de temps à lire, parfois dans mon caoutchouc, sous les parapluies.
Adolescente, je faisais du roller et je continuais à vouloir être dans la rue avec les garçons. Je crois que la liberté que j’avais, grâce à l’éducation de mes parents, mais aussi l’atmosphère du jeu dans les rue de Tunis, ont forgé mon caractère et mon esprit.
Le lien intime que j’entretiens avec la Tunisie, c’est cette enfance heureuse. C’est aussi le passage constant de la langue arabe à la langue française pour échanger tantôt avec mes cousins tantôt avec ma mère.
Le lien symbolique que j’entretiens avec la Tunisie, c’est aussi ce désir très profond de connaître davantage son Histoire, ses oublié(e)s, sa littérature, sa poésie, ses arts. J’ai très envie de reprendre la lecture en arabe. Cela me manque constamment. En quittant la terre de mon enfance à l’âge de dix huit ans, j’ai emporté avec moi la nostalgie de mon pays natal, peut-être par mimétisme puisque ma mère, elle, inconsciemment, nous a élevés avec sa propre nostalgie, celle de sa région d’origine…
Quelle place l’écriture occupe-t-elle dans votre vie, et quel rôle joue-t-elle dans votre rapport au monde ?
L’écriture occupe une place centrale dans ma vie, tout comme la littérature, et depuis toujours. J’ai toujours beaucoup lu, depuis l’enfance. J’écrivais beaucoup de comptines, dès que j’ai su écrire. Je fabriquais aussi des petits journaux avec mon frère lorsque nous étions petits. J’écrivais les histoires, les blagues, j’inventais des « pages de jeux », et mon frère tapait et mettait en forme le tout à l’ordinateur. A l’adolescence, j’ai tenu un journal intime. Puis, adulte, j’ai noirci des carnets de voyage lors de mes voyages avant de me décider à écrire des romans.
L’écriture joue un rôle fondamental dans mon rapport au monde, parce que la naissance de mes romans me font découvrir des univers inattendus, méconnus. En même temps que j’écris, j’explore le temps, des univers, des paysages, des auteurs que je relis ou découvre. Ecrire me permet d’être là où les lignes me conduisent, tout en restant dans l’espace intime où je compose. Une fois les romans publiés, ceux-ci me permettent des rencontres avec des lecteurs, d’autres auteurs, des contrées et des pays dans lesquels je suis invitée. C’est vertigineux. Et merveilleux.
Quels sont vos projets littéraires après Une reine sans royaume ?
Quand un roman sort, j’ai besoin de temps car son histoire continue de m’accompagner encore longtemps. Je ne sais pas encore quel sera mon prochain livre, mais les projets littéraires se poursuivront, nombreux je l’espère. Je pense que la Tunisie continuera d’habiter mes romans d’une manière ou d’une autre.
Y a-t-il une phrase, une citation ou un enseignement qui vous accompagne dans votre parcours et vous inspire profondément ?
Un enseignement ? Sans doute les apologues que constituent la poésie arabe. J’en lis beaucoup. Une phrase ou une citation ? Peut-être celle-ci dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, qui est l’un de mes romans préférés : « Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer l’existence humaine : l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l’observation des hommes, qui s’arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre les lignes. »
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